Syrie : les viols d’enfants, l’autre crime de guerre du régime Assad
En six ans de guerre, peu de crimes ont été épargnés aux Syriens. Massacres, tortures, bombardements, armes chimiques… L’un d’entre eux reste encore passé sous silence : le viol des enfants. Dans les geôles du régime, aux check-points ou durant les raids, les filles et garçons des opposants, les très jeunes révolutionnaires, sont abusés dans le chaos et l’impunité la plus totale. Cette enquête est publiée dans le cadre de l’opération « Zero Impunity ».
Dans les rues de son village, près de Deraa, au sud de la Syrie, la fillette de 11 ans crie, sans même s’en rendre compte. « Ils m’ont enlevé mes vêtements ! » Comme folle, la petite Nora hurle des bribes de mots, des phrases sans queue ni tête, répétant sans cesse : « Ils m’ont enlevé mes vêtements ! Ils m’ont enlevé mes vêtements ! » Au détour d’une rue, Fatima tombe sur elle. Avertie quelques heures plus tôt par la rumeur publique que sa fille détenue aurait peut-être été relâchée avec un groupe d’enfants, cette Syrienne de 35 ans s’est lancée éperdument à sa recherche.
Face à la gamine, la mère peine à distinguer ces traits qu’elle a connus par cœur. Elle s’approche. Nora, en état de choc, ne la reconnaît pas. Leur dernière rencontre ne date pourtant que d’un mois et demi. 45 jours. Une éternité, depuis cette soirée du 3 mai 2011. Nous sommes alors aux premières heures du printemps syrien. Le régime écrase les manifestations, toujours plus nombreuses dans tout le pays. Deraa, épicentre du soulèvement populaire, et sa région font l’objet d’une vague de répression plus sanglante encore.
En ce début du mois de mai 2011, les shabihas, milices pro-gouvernementales, et les militaires encerclent la commune. Tandis que les hélicoptères survolent les quartiers, les soldats fouillent les maisons pour débusquer les « terroristes ». Parmi eux, Karim, le mari de Fatima, est accusé d’avoir aidé les blessés par balles lors des rassemblements populaires. Ce soir du 3 mai, il n’est pas là. Les soldats somment sa femme de le contacter. Fatima a beau leur répéter qu’ils sont « quasiment divorcés », ils ne veulent rien entendre.
Un officier pose les yeux sur les deux enfants présents dans la pièce. Fatima panique. Pour les protéger, elle nie être la mère de Nora et de son petit frère de 5 ans. Mais la fillette, terrorisée, crie : « Maman ! » « Nous allons prendre votre fille en otage jusqu’à ce que votre mari se rende », annonce l’officier. Il saisit Nora, direction la base militaire de Deraa. La nuit même, le père de Nora se présentera au service des renseignements militaires pour se constituer prisonnier. Sa fille restera enfermée 45 jours et Karim n’en reviendra jamais.
Ce matin de septembre 2016, c’est Fatima qui raconte l’histoire de sa fille. La famille a quitté la Syrie il y a près de quatre ans aujourd’hui et posé ses valises dans un immeuble d’un quartier pauvre d’Amman, la capitale jordanienne. Nora est devenue une frêle adolescente de 16 ans. Son abaya pourpre à fleurs blanches ne parvient pas à cacher la fragilité de son corps. Fatima parle à voix basse, mais ne cache pas sa détermination à vouloir témoigner. Alors que beaucoup de parents syriens font le choix de taire les violences subies par leurs enfants, pour les protéger de la honte et de l’exclusion sociale qui pourrait en découler, la solide mère de famille a décidé de faire savoir « ce que nous a fait Bachar al-Assad ».
D’un geste lent, elle sort des boîtes de médicaments d’un sac à main usé. « Nora prend des cachets pour se calmer, explique-t-elle doucement. Je ne peux pas vous raconter son histoire devant elle, sinon… » Sinon elle pourrait se faire du mal, elle qui a plusieurs fois tenté de mettre fin à ses jours. Patiemment, Fatima retrace l’histoire que sa fille a fini par lui raconter.
Quand Nora arrive à la base militaire, elle s’aperçoit qu’elle n’est pas la seule enfant. Plus de 45 prisonniers, en majorité des mineurs et des femmes, partagent sa cellule. Dès le premier matin, pilules et injections sont administrées aux petites prisonnières. Nora se laisse faire et les 39 premiers jours s’écoulent dans la peur et l’ennui de la détention. Le quarantième jour, les geôliers ordonnent aux enfants de se « tenir prêts ». Les petits croient que l’heure de la libération a sonné.
Nora est emmenée hors de sa cellule. Des soldats la déshabillent et l’introduisent dans une pièce. Là, nu, « un homme aux cheveux gris », le directeur de la base, l’attend. Pour Fatima, le récit est douloureux : « Elle m’a dit : “Il m’a prise et m’a violée. Il a couché avec moi.” Elle a crié, a essayé de fuir, s’est débattue pour qu’il la laisse partir. » S’ensuit une information déconcertante : « Il lui a donné une petite pilule jaune et lui a fait une injection dans le bras droit. Il l’a frappée si fort que tout a tourné autour d’elle. »
Le lendemain matin, la petite fille se réveille dans une salle d’interrogatoire. Elle est couverte de sang… Plusieurs officiers l’encerclent. Pourquoi ce sang, que s’est-il passé ? Nora ignore ce que ces autres hommes lui ont fait. « Elle a vu l’homme qui l’a violée, elle s’en souvient, précise encore sa mère. Mais pour ceux-là, elle n’en a aucune idée. »
Le viol, une arme de la machine répressive
Après son agression, à la mi-juin 2011, des soldats de Deraa font défection. En partant, ils aident les enfants à fuir. Fatima retrouve sa fille errant dans les rues. Elle l’emmène chez le médecin. Le praticien lui annonce non seulement que Nora a été violée, mais qu’elle a aussi « de gros problèmes au niveau du vagin », nécessitant une opération.
Par ailleurs, des analyses médicales montrent qu’on a injecté des hormones à la fillette. Selon Agnès Afnaïm, médecin généraliste au Centre Primo-Levi, spécialisé dans la prise en charge de victimes de tortures et de violences, qui précise qu’elle ne connaît ni les doses, ni les produits administrés, ces injections pourraient avoir entraîné, en un mois et demi, des bouleversements physiques chez l’adolescente. Dans quel but ? Certainement pour faire perdre à son corps les dernières traces de l’enfance, avant de l’offrir en pâture aux officiers. Fatima n’aura que la version du médecin. Sa fille refuse d’aborder le sujet.
Il lui faudra attendre janvier 2013, soit un an et demi après l’agression, pour que Nora parle. « Quand on s’est enfuis en Jordanie, elle pleurait. Je pensais qu’elle était triste de laisser la Syrie derrière elle. Mais elle m’a répondu : “Non, je suis heureuse de quitter cet endroit.” Je lui ai demandé pourquoi. Elle m’a tout raconté », lâche Fatima.
Cinq ans après les faits, la famille reste terrorisée et Nora ne supporte dans son environnement aucune présence masculine. Avec son petit frère, elle est suivie dans un centre dédié aux orphelins en Jordanie. Une des coordinatrices, Loubna, l’a prise sous son aile depuis un an. « Quand j’ai rencontré Nora, elle se comportait comme une femme, pas comme une petite fille, se souvient Loubna. Elle disait : “Je sais tout ce qui se passe entre un homme et une femme.” Et elle savait vraiment. Comment peut-elle être au courant ? » À sa confidente, Nora a dévoilé d’autres détails : « Le directeur de la prison lui a dit qu’elle était mignonne ; il lui a montré une femme en train de se faire torturer. “Si tu ne veux pas souffrir comme ça, tu devrais venir avec moi.” Elle n’a pas compris ce que cela signifiait. Elle avait 11 ans. C’était une enfant. » Une enfant, droguée, violée, mutilée. Comme d’autres mineurs en Syrie, Nora a été visée, enlevée, car elle était l’enfant d’un « terroriste » désigné par le régime.
Tabou ultime s’il en est, les violences sexuelles perpétrées sur les filles et les garçons restent difficiles à mesurer. Viols, menaces et simulations, mutilations, électrocution des organes génitaux… En presque six ans de guerre en Syrie, ces crimes, recensés parmi les « six violations graves » par le Conseil de sécurité de l’ONU, n’ont jamais fait l’objet d’aucune estimation. La documentation reste très rare. Elle est contenue dans des rapports généraux, mais aucune enquête n’a été consacrée à la question.
« Il existe des preuves que des filles et des garçons d’à peine 12 ans subissent des violences sexuelles, y compris de la torture physique sur leurs organes génitaux et des viols », constate en 2013 Save The Children, une des plus importantes organisations internationales, dans son étude Childhood under Fire. L’ONG Human Rights Watch aborde également le sujet dans deux publications plus générales consacrées à la détention des enfants et aux agressions sexuelles en prison. La commission d’enquête internationale indépendante de l’ONU (OHCHR), qui documente les violations des droits de l’homme en Syrie, y consacre aussi quelques paragraphes dans ses nombreux rapports.
En 2014, dans une publication du secrétariat général de l’ONU sur « les enfants et le conflit armé en Syrie », les enquêteurs affirment que « l’ONU a rassemblé des preuves de la violence sexuelle subie par les enfants détenus par les forces gouvernementales dans des lieux de détention officiels et clandestins »5. Les investigateurs de l’ONU n’hésitent pas à affirmer que « cette violence [contre les enfants] servirait à humilier, blesser, obtenir des aveux forcés ou faire pression sur un parent pour qu’il se livre ».
En Syrie, le viol des enfants – indistinctement filles et garçons – est devenu une « arme » au service de la machine répressive du régime.
Il a d’ailleurs été utilisé pour la première fois contre un garçon syrien le 29 avril 2011. Alors que la colère gronde dans le pays, Hamza al-Khatib, 13 ans, est arrêté en marge d’une manifestation. Il mourra en détention. Comme un message aux révolutionnaires de Deraa, le régime rend sa dépouille à ses parents un mois plus tard. Le petit corps porte des traces de torture et son sexe a été coupé. L’avertissement, sordide, se retourne contre ses auteurs, le pays s’embrase. Hamza devient le premier martyr du printemps de Damas.
Pour comprendre à quel point ces violences sont systématiques, il nous faut partir le long d’une autre frontière syrienne, à Antakya, à l’extrême sud de la Turquie, là où se trouvent en partie les anciens acteurs de la machine répressive. Parmi eux, Bassam al-Aloulou, 54 ans, ancien directeur de la prison civile d’Alep. Ce matin d’octobre 2016, c’est la première fois qu’il accepte de raconter l’intérieur de « sa » prison à des journalistes.
Depuis 2012, ce général vit avec les siens dans le camp militaire turc d’Apaydin, réservé aux 5 000 autres officiers déserteurs de l’armée syrienne et à leurs familles. Le site est fermé. Les conditions de vie y sont moins dures que dans les camps jordaniens et grecs, où s’entassent les dizaines de milliers de réfugiés sans titre ni médaille. Après trois décennies à servir le régime des Assad, d’abord comme directeur de l’académie de police, puis comme directeur des prisons de Deraa et d’Alep, le puissant général a fini par déserter. C’était le 18 juillet 2012, et ce jour reste gravé dans sa mémoire.
« 1 000 mineurs dans la prison civile d’Alep »
Aux premières heures de la révolution, à Alep, la prison civile, censée être moins répressive que les centres de détention des renseignements et des autres branches militaires du régime, se remplit à toute vitesse. Sa capacité est de 4 500 places. 7 500 prisonniers sont désormais « enregistrés ». Une partie des détenus, « sur lesquels on ne pose aucune question », n’a pas d’existence officielle. Le vieux fonctionnaire, qui a toujours été un rouage loyal de la machine répressive des Assad, commence à craindre… la volonté divine : « Je me suis dit qu’il fallait que j’applique la loi, car le jour où je mourrai, Dieu me punira. »
Aujourd’hui, Bassam al-Aloulou a obtenu une permission de sortie pour se rendre à Antakya, à environ une heure du camp. Il ne se déplace pas sans être entouré d’une garde rapprochée, une unité militaire des forces spéciales turques chargée de sa sécurité. S’accrochant nerveusement à sa misbaha (chapelet musulman), l’ancien général livre un récit avec la précision militaire d’un homme habitué à rendre compte. « Quand je suis parti, il y avait 1 000 mineurs dans la prison civile d’Alep, dénombre-t-il. La majorité d’entre eux étaient de vrais criminels, les autres étaient retenus pour faire pression sur leurs parents. À ma connaissance, le plus jeune d’entre eux avait 13 ans. »
Depuis le printemps 2011, d’après lui, les directives de Damas concernant les enfants détenus sont claires. « Le Comité à Damas [instance où se retrouvent les plus hauts dirigeants de chaque branche de sécurité – ndlr] nous a ordonné de ne plus faire la différence entre mineurs et majeurs. Ils nous on dit : “Puisqu’ils sont dans les manifestations avec les adultes, il faut les traiter de la même façon”. » Les mineurs n’ont plus de cellule réservée ; ils sont enfermés avec les majeurs, souvent avec les prisonniers de droit commun.
Les effets de cette mesure sont dévastateurs. « Les prisonniers plus vieux ont commencé à les exploiter, à leur faire faire les tâches, la vaisselle, le ménage… et ils les violaient. » Bassam jure ses grands dieux qu’il a tenté de demander la séparation des mineurs d’avec les majeurs et qu’il l’aurait même obtenue. Impossible de vérifier cette dernière assertion. En revanche, Sema Nassar, activiste qui a travaillé sur les violences sexuelles contre les femmes en Syrie, confirme ses propos : « Les violences contre les enfants ne sont pas seulement exercées par les gardiens ou les bourreaux, elles le sont aussi par les détenus, les responsables de la cellule qui ont de l’influence et qui profitent d’eux. »
Bassam finit aussi par admettre que le pénitencier dont il a la charge contient également une cellule spéciale où sont enfermées une trentaine de femmes et de jeunes filles, majoritairement des proches d’opposants au régime, et les enfants « de moins de 13 ans ». « Parfois, les ordres sont littéralement : “Traînez cet individu en dehors de sa maison.” S’il n’est pas là, on peut prendre n’importe qui, sa femme, ses filles… Et nous les gardons jusqu’à ce que l’homme recherché se constitue lui-même prisonnier. » C’est ce qui est arrivé à Nora, la fillette de Deraa.
La sincérité du repentir de l’ancien directeur de prison trouve rapidement ses limites. D’après un média activiste d’Alep, Bassam al-Aloulou serait en effet connu pour les violences qu’il aurait lui-même exercées envers les détenues et des femmes de détenus. Ce que reconnaît son ancien assistant à la prison, un colonel, également déserteur, que nous avons retrouvé. « Il avait l’habitude de profiter sexuellement des criminelles et des femmes de détenus venues demander une faveur pour leur mari », assure-t-il. Une information qui n’a la force que d’un bruit persistant. Si toutefois elle était avérée, elle pourrait valoir aujourd’hui à Bassam d’être poursuivi par la justice internationale.
Abdelharim Mihbat, 46 ans lui aussi, pourrait un jour être interpellé. Ce lieutenant des renseignements militaires, qui se tient là, a beau clamer qu’il s’est contenté d’obéir, qu’il a « sa conscience pour lui », qu’il « n’a jamais fait de mal au cours de [ses] 28 ans de service », on peine à le croire… Avant de déserter, le sous-officier, rencontré au même moment que le directeur de la prison d’Alep, exerçait la profession de mukhabarat. Abdelharim était un des agents des renseignements militaires de la branche 290, une véritable maison de mort où « torturer était aussi banal que de boire un thé », dit-il. Les enfants aussi ? « Le mot-clef, c’est : “Vous ne faites pas de différence” », répond brièvement celui qui a fait défection voilà cinq ans.
Pour le mukhabarat, en supprimant la distinction entre majeurs et mineurs au début de la révolution, le régime avait une stratégie claire : « Dire qu’il n’y a plus de différence entre les hommes, les femmes et les enfants, c’est une manière de terroriser la population davantage pour qu’elle arrête de manifester. » Ainsi, dans la prison d’Abdelharim Mihbat comme dans celle de Bassam al-Aloulou, les adolescents de plus de 13 ans sont détenus avec les adultes. Là encore : « Dans ces cellules, il y avait de nombreux viols, raconte-t-il, beaucoup, chaque jour. » Damas savait-il que le mélange mineurs-majeurs provoquerait ces exactions ? L’a-t-il fait sciemment ? « Oui, rétorque le mukhabarat, cette mesure est arrivée avec la loi contre le terrorisme [entrée en vigueur à la suite d’un décret présidentiel approuvé par le Parlement syrien, le 28 juin 2012 – ndlr]. »
« Nous avions les mains libres »
En Syrie, emprisonner les enfants n’est pas nouveau. Il s’agirait même d’une pratique « depuis longtemps habituelle », selon Wladimir Glassman – aujourd’hui décédé –, fin connaisseur du pays et auteur du blog « Un œil sur la Syrie », sur le site du Monde. D’après lui, 600 enfants auraient été prisonniers politiques entre 1980 et 1983. Leur tort ? Avoir un membre de leur famille engagé chez les Frères musulmans, à l’époque ennemis jurés de Damas. « Toutes les personnes soupçonnées de faire partie de cette organisation étaient broyées », tant physiquement que psychologiquement, rappelle le journaliste Christian Chesnot, coauteur de l’ouvrage Les Chemins de Damas (éditions Robert Laffont, 2014).
Les centres de détention ne sont pas les seuls lieux où des viols d’enfants sont perpétrés. De l’autre côté des barreaux, aux check-points, pendant les raids, dans leur propre maison, filles et garçons deviennent parfois le jouet des agents du régime. Abdelharim, le mukhabarat d’Alep, faisait partie d’une unité chargée des arrestations et des perquisitions dans les quartiers soupçonnés d’appuyer les rebelles.
« Au début de la révolution, le directeur général des renseignements militaires, Abdulfatah Homsi, a donné des ordres à notre directeur général. Désormais, “nous avions les mains libres”. Auparavant, il y avait quand même quelqu’un qui nous surveillait. Avec la révolution, c’était fini, il n’y avait plus aucune limite. » D’après l’ancien agent, quand il fallait aller chercher quelqu’un, « l’ordre arrivait par voie écrite ou orale ». Toutefois, « quand il s’agissait de vrais opposants politiques qui allaient dans les manifestations », les mukhabarats avaient l’autorisation « de prendre la famille, la femme et les enfants, s’ils n’étaient pas là ».
Pour illustrer son propos, il raconte une de ces opérations dans une maison, à Assoukari, un quartier d’Alep : « L’homme n’était pas là, alors mes collègues ont retourné son domicile, menacé sa femme et pris ses trois petites filles, qui étaient en âge d’aller à l’école élémentaire. » Abdelharim, « qui s’est contenté de regarder », les jette tout de même dans une voiture et les conduit à la branche militaire. Elles seront emmenées en salle d’interrogatoire. Personne ne sait ce qu’il est advenu des trois fillettes d’Assoukari.
Dans le camp adverse, du côté de l’Armée syrienne libre à Deraa, se trouve le colonel Khaled. Au début de l’année 2012, il a fait défection et rejoint l’opposition au régime. À l’été 2014 et pendant toute une année, ses hommes et lui captent les communications des forces gouvernementales dans leurs talkies-walkies. « Nous avons entendu les mukhabarats donner des ordres aux shabihas. Ils leur disaient : “Tout ce qui vous tombe sous la main vous appartient. Vous pouvez faire tout ce que vous voulez”, y compris violer. Ils savaient qu’on les écoutait, ils étaient presque fiers ; ils parlaient des viols des femmes et du reste pour nous saper le moral. »
L’homme qui est à la manœuvre, selon lui, est Louay al-Ali, chef du service des renseignements militaires syriens à Deraa. « Dans la région, tout est entre ses mains. C’est sa stratégie de dire aux shabihas de faire ce qu’ils veulent. Ce sont eux qui violent les femmes et les enfants », insiste l’ancien colonel. Cibles désignées, les enfants sont une arme pour terroriser la rébellion. Parfois aussi, les adolescents sont abusés, simplement parce qu’ils se trouvent au mauvais endroit, au mauvais moment.
La nuit est tombée sur Amman et une fraîche tranquillité s’installe. Dans son salon, Abdul Hamid Kiwan, barbe poivre et sel et T-shirt blanc, sert le thé, en attendant son ami Bassam Sharif. Les deux pères de famille syriens se sont rencontrés en prison et vivent aujourd’hui dans le même quartier de la capitale jordanienne : « En prison, on entend beaucoup d’histoires sur les enfants violés », affirme Bassam Sharif, le teint jauni par les années passées dans les geôles. Emprisonné en août 2011 au sein du service des renseignements de l’armée de l’air, il y fait la connaissance de deux adolescents de 16 ans, Mourad et Nourredine, raflés dans le mauvais quartier de Deraya, en banlieue de Damas. « Deux très beaux garçons, mashallah ! Au premier, ils lui ont inséré une bouteille de Pepsi dans le… Et à l’autre, une sorte un bâton de bois. » Comment peut-il en être si sûr ? « En revenant dans la cellule, ils ne pouvaient plus s’asseoir. Donc nous avions deviné. Et ils nous l’ont dit, sans honte. Pour eux, ce n’était pas une agression sexuelle, mais de la torture classique, car les enquêteurs ont utilisé des objets. »
Installé sur le bord de son canapé, Abdul Hamid Kiwan analyse : « C’est organisé pour briser la société. Quand on se retrouve entre anciens détenus, le sujet dont on parle le plus, ce sont les viols. Parce qu’avant la révolution, on était habitués à la torture, mais pas à ça. » Bassam Sharif renchérit : « Les violences sexuelles ont commencé quand la révolution a pris les armes. Pour terroriser les gens. Quand les histoires sont sorties de la prison, les Syriens ont eu peur que leurs enfants soient violés. »
Près de six ans après le début du conflit, le blanc-seing donné aux bourreaux n’en finit plus d’anéantir les enfants syriens, dans le silence et l’impunité. Dès les premiers souffles du soulèvement, avec le supplice d’Hamza al-Khatib, le régime de Damas a cherché à écraser cette génération. L’activiste syrienne Sema Nassar se souvient qu’en 2012, le gouvernement avait tout de même installé des caméras dans la branche Palestine des services de renseignement, après la plainte d’une « personne haut placée ». « Mais ça n’a pas arrêté les viols. Leurs auteurs ont juste évité de les commettre sous l’œil des caméras. »
L’impunité est telle que les réfugiés syriens citent souvent la peur du viol comme « l’un des principaux éléments ayant influé sur leur décision de quitter la Syrie ». « Violer les enfants ? Ça provoque le chaos », résume Omar Guerrero, psychologue clinicien au Centre Primo-Levi, dédié aux victimes de la torture et de la violence politique : « Nous n’en sommes pas encore à penser l’après Syrie. Mais sur quoi va-t-on construire une société ? Quelle place pour des enfants qui ont été abusés ? Comment vont-ils se constituer en tant qu’homme ou femme ? Retrouveront-ils un jour leur dignité ? »
À force de bombes, de tortures et de viols, le régime sera-t-il parvenu à broyer la génération qui vient ? « Les enfants sont résilients, répond une humanitaire qui travaille avec les enfants en zone de conflits. Alors que nous pensons parfois que les répercussions de ces actes vont les détruire, ils trouvent un moyen de s’en sortir. » La jeune femme reste optimiste : « Ils sont plus forts que ce qu’on croit. »
Le régime n’est pas le seul à violer
Le régime de Damas n’a pas le monopole de la violence sexuelle. L’horreur vécue par les Yézidies capturées par l’État islamique a ému le monde entier. Par ailleurs, des témoignages recueillis en 2013 par la commission d’enquête internationale indépendante sur la République arabe syrienne de l’ONU « suggèrent que la violence sexuelle est devenue routinière dans les opérations des forces de sécurité », menées par les forces armées anti-gouvernementales. Certains affirment que des filles et des femmes victimes de violences sexuelles avaient été mariées à des combattants de l’ASL après avoir été violées, pour tenter « de mettre fin à la crise de la violence sexuelle ». Cependant, en dehors du cas spécifique de l’État islamique, la commission précise que « les violations et les abus commis par les groupes armés anti-gouvernement n’ont pas atteint l’intensité et l’ampleur de ceux commis par les forces gouvernementales et les milices affiliées ».
La prison de Saidnaya, « un véritable abattoir humain »
Amnesty International a rendu public, mardi 7 février, un nouveau rapport d’enquête sur l’une des principales prisons du régime Assad, la prison de Sadnaya, à une trentaine de kilomètres de Damas. « Un véritable abattoir humain », estime Amnesty qui documente, grâce à de nombreux témoignages, les pendaisons de masse, les violences sexuelles, les tortures… Des victimes de Saidnaya ont livré des témoignages effrayants quant à la vie à l’intérieur de la prison. Ils évoquent un monde soigneusement pensé pour humilier, dégrader, rendre malade, affamer et au bout du compte tuer ceux qui s’y trouvent enfermés.
Nombre des prisonniers ont déclaré avoir été violés ou parfois contraints de violer d’autres détenus. La torture et les coups sont infligés régulièrement en vue de sanctionner et d’humilier, entraînant souvent des lésions durables, des handicaps, ou la mort. « Le but de cette politique et ces pratiques qui s’apparentent à des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité, approuvées au plus niveau du gouvernement syrien, est d’écraser toute forme de dissidence au sein de la population », note Amnesty. Aucun prisonnier condamné à la pendaison à la prison de Saidnaya n’a été jugé dans le cadre de ce qui pourrait ressembler à un véritable procès.
Source : 7 février 2017 Par Cécile Andrzejewski et Leïla Miñano, avec Daham Alasaad (source Mediapart)